Lettre de Joseph Cheyrouze

Le 15 décembre 1916

Mes chers parents,

Nous voici déjà à la mi-décembre ; dans 9 jours sera le second Noël que je passerai ici, et le troisième sans vous.

Malgré tous les bruits qui courent, j’espère que l’année prochaine sera la bonne. A partir de ce moment du retour, commencera pour nous tous, espérons-le une période de paix et par conséquent de bonheur.
Vos lettres m’arrivent régulièrement, mais les colis moins bien. Je crois cependant que d’ici quelques jours nous pourrons les recevoir de nouveau; ils ne sont pas arrêtés, mais retardés à cause du long voyage que nous venons de faire. J’ai aussi reçu, de ma tante, deux cartes, depuis que je suis à Hameln, elle est bien bonne pour moi, ainsi que mon oncle Louis. Je vous demanderais, mes chers parents, de les remercier pour moi et de m’aider à prier Dieu pour eux.

Je ne sais pas ce que j’ai pour le moment, mais je suis fréquemment sujet à des accès de colère, un rien m’excite à proférer des injures, je suis comme cela surtout depuis mon retour de Russie. Ce temps de malheur m’a aigri contre les hommes en général… Les livres de piété, d’histoires ne m’intéressent plus , les romans m’ennuient, les livres de sciences seuls me consolent… J’ai de bons camarades, surtout deux, qui sûrement m’ont empêché de désespérer en Russie, mais je ne peux pas leur ouvrir mon moi… Quant à vous, vous êtes loin, je vous écris ce que je peux et non ce que je voudrais… Mais la guerre finira sans doute un jour, et peut-être ne serons-nous pas encore morts, alors je me moquerai du passé, des livres, des amis, de tout, puisque je pourrai vous voir et vous causer.

Quelques mots plus matériels, si vous pouviez avoir une capote au dépôt, la mienne étant déchirée, râpée, usée en un mot, est restée en Russie. Si vous vouliez aussi m’envoyer ma brosse à cheveux que j’avais, car il y a 2 ans et 3 mois que je ne me suis pas brossé et je dois me laver la tête presque tous les jours. Quand aux pâtes et au lard et jambon des derniers colis, c’est épatant, si du moins cela ne vous gène pas trop; ce sont déjà de durs sacrifices que vous faites encore pour moi et à l’âge où d’autres ont tant vécu, je n’ai rien fait pour vous et ne peux rien faire et j’ai peur que vous ne croyiez pas que je sais vos sacrifices.

Joseph

Joseph Cheyrouze mourut le 24 avril suivant, moins de 6 mois après avoir écrit cette lettre. Il avait 22 ans. Son frère Michel Cheyrouze mourut la même année, à l’âge de 20 ans.